Laisser une place à l’ennui : l’art subtil de ralentir

05/07/2025

Et si l’ennui n’était pas (toujours) un ennemi ?

Sur les bancs de l’école, ou dans les salles d’attente, l’ennui a la réputation d’être un vide à fuir. Dans une société effrénée où tout s’accélère, ennui rime souvent avec perte de temps, voire malaise. Pourtant, dans ce mouvement de retour au “slow”, de plus en plus de voix invitent à reconsidérer la question. Faut-il vraiment proscrire ces moments où rien ne se passe ? N’y aurait-il pas, dans l’ennui, une précieuse clé d’équilibre ?

Avant toute chose : quelques chiffres. Selon l’Insee, les Français·es consacrent en moyenne plus de 5h30 par jour aux écrans (Insee 2023). Quelques secondes d’attente suffisent à dégainer un smartphone : 73% d’entre nous l’utilisent dans les files d’attente (IFOP, 2022). Mais, paradoxalement, 62% des Français·es affirment ressentir régulièrement le besoin de ralentir (IFOP, 2023). Le désamour de l’ennui n’est pas une fatalité.

Comprendre l’ennui : un mécanisme ancien, un allié méconnu

L’ennui : un signal utile de l’esprit

D’après les chercheurs, l’ennui n’est pas simplement un “rien” : c’est avant tout un signal adressé par notre cerveau, traduisant le besoin d’explorer, de changer d’activité, voire de créer. John Eastwood, professeur de psychologie à l’Université de York (Canada), le décrit comme “le sentiment inconfortable d’une volonté insatisfaite d’avoir une activité satisfaisante”.

Autrement dit, l’ennui ne survient pas à cause du manque de stimulation, mais d’un décalage entre nos attentes et l’instant présent (Eastwood et al., 2012). Il nous pousse à explorer de nouvelles idées, à nous recentrer sur des besoins parfois tus sous la routine.

L’ennui, laboratoire de la créativité

Là où tout est planifié, scripté, programmé, la créativité peine à s’inviter. Plusieurs expériences montrent que l’ennui favorise les associations d’idées inattendues. Une étude de Psychological Science (Mann & Cadman, 2014) a ainsi mis en évidence que les personnes à qui l’on confie une tâche rébarbative (comme recopier des numéros de téléphone !) trouvent ensuite 30% plus d’idées originales dans un test de créativité, par rapport à un groupe témoin. L’ennui agit comme une sorte de terreau fertile pour l’imagination, à condition de ne pas le court-circuiter sans cesse.

  • Les peintres impressionnistes laissaient souvent leurs pensées “flâner” avant de saisir leurs pinceaux.
  • JK Rowling affirme que l’idée d’Harry Potter lui est venue dans un train, précisément… parce qu’elle n’avait “rien à faire” (BBC).

Les moments de “vide” se révèlent finalement essentiels pour éclore.

Pourquoi l’ennui fait peur (et comment inverser la tendance) ?

La sur-stimulation, une habitude bien ancrée

En 2024, nous sommes sur-exposés à des distractions permanentes. Le cerveau humain reçoit chaque jour l’équivalent de 34 Go d’informations rien que sur nos téléphones (MSU, 2016), soit l’équivalent de 100 000 pages de texte. Pas étonnant qu’il devienne presque inconfortable de “ne rien faire” plus de quelques minutes.

Certaines études montrent que rester quatorze minutes sans lecture, vidéo ou bruit génère rapidement un “stress de l’ennui” chez 65% des adultes testés (Journal of Experimental Psychology, 2017). L’ennui évoque alors l’angoisse du vide, ce fameux dénoncé depuis l’Antiquité.

Les petits pièges du quotidien

  • Notifications : 80% des utilisateurs de smartphones y touchent dans la minute qui suit une notification (Pew Research Center, 2015).
  • Multitasking : en moyenne, chaque adulte jongle entre 7 tâches différentes par heure (Harvard Business Review, 2013).

Notre cerveau s’est si bien accoutumé à la sollicitation qu’il redoute presque la moindre “pause” sensorielle. Mais la bonne nouvelle : il est malléable, et l’on peut réapprendre à accueillir l’ennui, tout doucement.

Faire de la place à l’ennui au quotidien : modes d’emploi

1. Changer de regard : revaloriser le “vide”

Redonner une noblesse à ces moments creux démarre par un changement de perspective : considérer ces instants comme des “sas” régénérants, et non comme des temps morts. Les neurosciences confirment que le cerveau, au repos apparent, active en fait le “réseau du mode par défaut”, fondamental pour la mémoire et la créativité (Scientific American, 2013).

  • Offrir chaque jour une plage de 10 minutes sans écran, sans objectif.
  • Se promener sans podcast, ni musique de fond.
  • S’asseoir près d’une fenêtre et laisser défiler les nuages (oui, vraiment !).

Pour commencer, privilégier des moments courts, et augmenter doucement la durée. Comme un petit entraînement : la première fois, l’esprit trépigne, puis il s’apaise, enfin, il s’aventure ailleurs.

2. Favoriser les routines “vides”

Certaines routines, vaguement mécaniques, laissent la porte entrouverte à l’ennui fécond : plier du linge sans précipitation, arroser ses plantes en silence, écosser des petits pois… Ces gestes laissent filer l’esprit, et c’est souvent là qu’émergent les idées les plus légères.

  • Prendre l’habitude d’effectuer une tâche simple sans se distraire (cuisine, vaisselle, couture…)
  • Tenir un carnet de pensées : noter, sans pression, ce qui traverse l’esprit (envie, idée, rêve…)

3. Oser “ne rien faire” dans les espaces publics

Si l’on observe bien, rares sont les personnes qui s’autorisent à simplement rêvasser dans un parc ou à observer dans un bus sans sortir leur téléphone. Prendre ce temps, même dix minutes, sans rien attendre de particulier, est presque devenu subversif.

Un petit défi : la prochaine fois dans une file d’attente, ranger le smartphone. Regarder autour, observer les détails, humer l’instant. Parfois, des micro-échanges ou des idées naissent de ces parenthèses inattendues.

Les bienfaits insoupçonnés de l’ennui

Favoriser la régulation des émotions

Laisser de la place à l’ennui, c’est aussi s’exposer à l’inconfort… mais un inconfort bénéfique ! Plusieurs travaux démontrent qu’apprivoiser ces moments “vides” diminue l’impulsivité et renforce la tolérance à la frustration (Frontiers in Psychology, 2018). L’esprit apprend à accueillir l’émotion sans tenter de la noyer sous l’action ou la distraction.

  • Les personnes pratiquant régulièrement des temps de pause inoccupés développent davantage d’empathie et de patience.
  • L’ennui régulier serait un facteur protecteur contre le burn-out, car il favorise la récupération psychique (Journal of Occupational Health Psychology, 2016).

Stimuler la créativité et l’inventivité

Du point de vue neurologique, chaque pause sans objectif permet au cerveau de “faire le ménage” dans ses idées et de tisser des liens inédits. Selon Manoush Zomorodi (auteure du livre “Bored and Brilliant”, 2017), les personnes qui s’offrent quotidiennement de petits temps d’ennui formulent 2 à 4 fois plus d’idées créatives sur une semaine.

La créativité n’est pas le privilège des artistes : elle permet à chacun·e d’aborder ses tâches quotidiennes avec plus de fraîcheur, de résoudre un problème sous un angle neuf, d’oser des envies nouvelles.

Mieux se connaître et ajuster son rythme

En laissant affleurer l’ennui, on (re)découvre ses désirs, ses limites, ses ressources profondes. C’est parfois dans les périodes de flottaison que s’invitent les envies véritables, celles qui guident vers un quotidien plus aligné avec soi.

  • Nombreux témoignages évoquent des virages de vie nés pendant un long trajet d’autobus, ou une promenade sans but.
  • Les philosophes antiques vantaient déjà les vertus de l’, ce loisir fécond réservé à la pleine présence.

Petite sélection pour apprivoiser l’ennui (et l’aimer… un peu)

  • Lecture : “Apologie de l’ennui” de Robert Misrahi (Éd. Encre Marine) — Pour une réflexion profonde sur l’ennui et la joie.
  • Podcast : “Bored and Brilliant” de Manoush Zomorodi — Des expériences concrètes pour désapprendre la distraction.
  • Jeu : “Trouve 5 choses que tu n’avais jamais remarquées autour de toi” lors d’un moment de pause.
  • Rituel : Instaurer une “fenêtre d’ennui” chaque jour, même cinq minutes, et noter ce qui en émerge.

Et si on célébrait ces parenthèses ?

L’ennui, sous ses airs de vide, se révèle finalement une respiration précieuse, un détour qui fait partie intégrante d’une vie plus lente, plus ancrée. Non pas comme une punition, mais comme une invitation à s’écouter, à explorer. Face à nos rythmes compressés, l’ennui n’est pas un luxe inaccessible : il suffit souvent de quelques minutes, d’un peu de confiance, et de la permission intérieure de ralentir… pour vivre enfin “comme un poisson dans l’eau”, entre deux courants, juste là où tout recommence.